EXPLORATION

Notes de lecture sur « De la vérité dans les sciences »

NB : article mis en ligne le à partir d'une fiche de lecture du .

« Dans notre espace culturel et contemporain souvent dominé par la violence et la radicalité, par les appels séduisants mais tellement insatisfaisants d'un scientisme naïf d'une part et d'un obscurantisme nocif d'autre part, un peu de nuance me semble être plus que jamais indispensable. »

— Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2016, p. 120

Cet essai philosophique aborde le relativisme en insistant sur deux messages en particulier :

  • La science n’est pas le seul moyen d’accès au réel,
  • Les réels sont multiples, parfois même contradictoires, mais tout ne se vaut pas (opposition au nihilisme).

L’auteur encourage à une forme d’honnêteté intellectuelle : il faut être subtil, c'est à dire ne pas tomber dans les dérives de « post-vérité » ou de « sur-vérité », et prendre en compte les constructions derrière chaque théorie pour juger de leur validité.

Qu'est ce que la science ?

Les premiers chapitres du livres sont consacrés à la définition des concepts permettant de traiter la question de la vérité dans les sciences.

Il n'existe pas de définition simple de la « science », en procédant par élimination, il est n'est pas possible de trouver une caractéristique différenciant fondamentalement la pratique scientifique :

  • Science ≠ utilisation des mathématiques : des sciences de la nature comme l’éthologie ou la taxinomie ne l’utilise quasiment jamais (p.15),
  • Science ≠ prévision de phénomènes : on devine la position du soleil ou l’arrivée en gare d’un train sans la science (p.16),
  • Science ≠ démonstrations par l’expérience : l’astronomie relève de l’observation plutôt que l’expérience, les mathématiques sont indépendantes de l’expérience (p.17), de plus l’expérience intervient déjà dans un cadre (ex : elle peut montrer la fixité de la Terre),
  • Science ≠ rationalité : il n’y a pas de définition universelle de la raison, personne ne défend une opinion au nom de l’irrationalité (p.18).

Question de la perception du réel avec l'exemple de l'hostie : le réel peut être perçu par bien d’autre manière que la science

« Une hostie est – stricto sensu – le corps du Christ transsubstantié pour un catholique pratiquant, elle est un pain fade et dur pour l’enfant qui la goûte par hasard, elle est un ensemble de molécules complexes pour le chimiste, elle est un nuage quantique de quarks et d’électrons pour le physicien des hautes énergies, elle est un corps mou et rugueux pour le physicien du solide, elle est une chance de survie pour la souris qui la découvre dans l’alcôve, elle est une réserve inépuisable pour la fourmi qui, déjà, prévient sa colonie, elle est un moyen de subsistance pour celui qui la fabrique, elle est une charge pour celui qui la transporte, elle est une source d’inspiration pour le poète qui la contemple… »

— Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2016, p. 23

La science n’est pas une notion figée, et s’oppose donc à une définition précise, elle génère une tension entre factualité et liberté. Ces principaux caractères sont « la diversité de ses méthodes, la tentative de ne pas déceler dans le réel que ce que notre esprit ou notre culture désire y entrevoir, ainsi que l’usage constant du doute face à ses propres énoncés » (p.25). La certitude n’existe pas en sciences.

Lien entre science et vérité

On trouve des conceptions très différentes de la vérité au cours des époques. Ce qui fait dire à Nietzsche que « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont » (p.29). La vérité dépend également beaucoup d’un cadre de pensée, plus ou moins arbitraire.

Exemple du Soleil p. 32 : affirmer que le Soleil fait 700 000 km de rayon et est situé à 150 millions de km de la Terre est tout aussi vrai que d'affirmer que le Soleil est d’extension presque infinie et la Terre se trouve à l’intérieur du Soleil, selon la convention utilisée. Dans la seconde affirmation, on inclu le champ magnétique et les vents de particules en plus de la matière.

Question de l'intérêt de la vérité : la vérité est indéniablement souhaitable, mais pourtant il est rarement pertinent d’y faire appel : qu’est-ce que la vérité dans une symphonie de Beethoven ? Dans une création architecturale ? Dans le vol d’une mouche ?

La vérité est le produit de constructions. En sciences, ces constructions doivent se confronter au réel (remise en cause) et c’est là qu’elles prennent de la valeur : ce sont des constructions sous contraintes. En tant que constructions, les théories scientifiques ne représentent pas l’ « en soi » du réel mais une image du réel, adapté à un contexte.

Question de l'avancée vers la vérité : la science ne progresse pas vers toujours plus de vérité, à chaque nouveau modèle décrivant le réel car il s’agit d’une révolution complète et non d’une précision du modèle précédent.

Exemple de Newton vs Einstein : le second modèle ne précise pas le second. Les deux modèles n’ont rien à voir. Entre une Terre qui tourne autour du Soleil car une force impose un orbite et une Terre qui avance en ligne droite dans un espace courbé par le Soleil, il n'y a pas de continuité logique. Thomas Kuhn : un modèle est abandonné quand un meilleur est trouvé. La science fonctionne par rupture (≠ accumulation)

« La science est un effort – souvent désespéré, c’est vrai, et peut-être parfois même pathétique, reconnaissons-le – pour tenter de lire dans le monde autre chose que ce que nous y avons-nous-même instillé. »

— Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2016, p. 44

Développement sur la définition d'une démarche scientifique

Popper : impossible de prouver la justesse d’une théorie scientifique (il faudrait une infinité d’expérience à une précision infinie) – contrairement à une théorie non scientifique. C’est donc la capacité à être mise en défaut qui distingue la science : il suffit d’une seule observation contradictoire pour l’abroger.

La théorie de Newton peut être contredite par l’expérience, en l’occurrence la précession du périhélie de Mercure. L'existence de Dieu ne peut pas être contredite.

Feyerabend : une théorie contredite par l’expérience ne doit pas être abandonné (comme Popper le laisse entendre) car des « astuces » pour la sauver peuvent s’avérer fécondent. En définitive, la science n’est pas définissable de manière clair, l’histoire montre qu’aucune règle en la matière est immuable et donc : « les prescriptions philosophiques quant à la bonne manière de pratiquer la science doivent être ignorées » (p.54 - 57).

Exemple récent : la mise en défaut de la théorie de la relativité générale d'Einstein par des observations on permis de découvrir la « matière noire » au lieu d'invalider la théorie.

Post-vérité et sur-vérité

Question de la liberté d'opinion et d'enseignement : quelles raisons de combattre certaines idées plutôt que d’autre ? L’argument de validité scientifique est insuffisant, même s’il peut être invoqué. La question est tout autant de savoir quelle vision du monde se situe derrière la proposition, ainsi que les conséquences pratique de cette vision.

« Rien ne serait pire que de sacraliser une pensée dominante. Tout doit pouvoir être étudié en tant qu’hypothèse. Mais, naturellement, tout doit aussi pouvoir être contredit et écarté. »

— Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2016, p. 63

Deux dérives fascisantes :

  • Post-vérité : remise en causes de réalités pour servir des intérêts,
  • Sur-vérité : interdiction de remise en cause de la réalité.

Exemple de l'administration trumpiste. -> Le problème n’est pas la remise en cause du réel. Le problème est l’intentionnalité : le fait-on pour mieux comprendre ou pour mieux asservir ? Tout doit pouvoir être remis en cause mais tout doit aussi pouvoir être écarté. (p. 77)

« La meilleure réponse possible aux diverses caricatures usant du mensonge et de la confusion […] ne consiste pas à leur opposer une caricature symétrique, mais, au contraire, à les réfuter et à les dépasser par la nuance qui leur fait défaut. […] Faut-il donc être radical ou nuancé ? Radicalement nuancé, je crois. »

— Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2016, p. 81

Vers un relativisme cohérent et exigeant

Les logiques propres à chaque domaine sont dissociées et doivent être appréhendé en tant que telles. il n’est pas juste de contredire une posture philosophique de l’unique point de vue scientifique, et inversement (comme A. Sokal en 1996). « Les cadres d’évaluations ne sont pas uniques. »

Le relativisme et souvent associé au laxisme intellectuelle (tout-se-vaut, toutes les propositions on la même valeur de vérité) ou encore au laisser faire, à l’inaction (p.85 - 86). Cela ne reflète aucunement le relativisme tel que défendu ici :

  • la vérité est bien essentielle au sein d’un système. Relativiser permet d’interroger la légitimité de ce système, ce qui renforce encore la valeur de la vérité,
  • En authentifiant ainsi la vérité, on renforce les engagements qui y sont associés et l’action se fait plus vive.

Prendre conscience du caractère construit de nos valeurs permet de se prémunir d'une conviction absolue tout en nous imposant de les défendres.

La réalité est « inconfortable » (p.91). L’unification des concepts (ex : interactions fortes vs faibles) ayant échoué au XIXe siècle, la multiplicité fait irruption dans les sciences, des théories divergentes peuvent être simultanément justes. La science peut être vue comme un agencement de modèles concurrents, une sorte de vision-version plurale du réel.

Verisimilitude (Popper) : plus une théorie résiste à l’expérience, plus elle est vraisemblable. Mais qu’en est-il des théories non-testables ? (qu’on trouve en astrophysique, ex : univers infini, multivers)

En résumé

  • La vérité est un guide nécessaire mais dépendant d’un système de pensée construit,
  • Suivre la vérité sans questionner ce qui l’établit est aussi dangereux que de l’ignorer,
  • La science est une manière (parmi d’autres) de représenter le réel,
  • La science de la nature cherche à montrer quelque chose du réel qui ne soit pas issu de la culture, de nos projections ou de nos fantasmes,
  • Il existe une infinité de modes de questionnement, donc une infinité de réels,
  • Le relativisme philosophique ne prétend pas que tout se vaut : « Un relativisme exigeant et militant, à l’inverse d’un laxisme, permet d’opérer des choix tout en demeurant conscient du fait qu’ils ne sont pas nécessairement les seul possible »
  • Les postures toxiques (créationnisme, révisionnisme, climato-scepticisme, etc.) doivent être combattues, mais avec subtilité c.-à-d. en comprenant leurs logiques propres,
  • Une diversité de pensée reste néanmoins utile, au moins à titre expérimental,
  • La science ne doit pas être hégémonique par rapport aux autres champs cognitifs.